27/11/2017
Marwan Muhammad
À propos de l'esclavage...
Pendant longtemps, mon père a eu une société de location de voitures avec chauffeur. Chaque fois que c'était possible, je travaillais pour lui, au même titre que les autres chauffeurs. Dans le travail, mon père est très dur, mais il est toujours juste. Je n'ai jamais eu le moindre traitement de faveur de sa part. 80% de la clientèle était constituée de riches touristes du Golfe. Le reste étaient des Américains et des Japonais. Dans ce métier, tu rencontres à la fois le pire et le meilleur de l'humanité.
Le meilleur, c'est par exemple cette princesse qui, dans ses actes et ses mots, se souciait sincèrement du sort des autres et faisait tout ce qu'elle pouvait pour changer les choses dans son pays, sans que personne ne le sache.
Le pire, c'est cette jeunesse dorée et inconsciente, pour qui Paris est un terrain de jeu et d'impunité, où ils laissent libre cour à leurs pires pulsions, grâce à une complaisance dûment rémunérée par des valises de cash et quelques contrats d'armement.
Mais il y a pire encore.
Une fois, j'avais en charge les deux nounous et les enfants d'une riche famille. Je devais les conduire dans Paris, le plus souvent au McDonald's des Champs Elysées, à Disneyland ou au jardin d'acclimatation.
Mon père m'a souvent dit: "Ta responsabilité c'est la voiture. Donc tu restes près de la voiture."
J'ai pas compris tout de suite pourquoi il me disait ça. Bref, voulant aider, j'accompagnai les deux nounous avec les enfants.
Sauf qu'au Mc Donald's, les gamins leur jetaient des frites à la figure. Ou bien ils jetaient leur nourriture parterre. Les gens du Mc Do n'étaient même pas surpris. Arrivés au parc, ils m'ordonnaient de descendre leur vélo tout neuf, puis de le remettre dans le coffre, sans le moindre mot de politesse, avant de se lasser cinq minutes plus tard et de vouloir repartir à l'hôtel.
J'avais 22 ans mais je n'acceptais pas qu'on me parle comme ça. Pour eux, j'avais le statut d'un larbin égyptien (ils ne captaient ni ma part algérienne, ni ma part française), soit à peine mieux que mes homologues pakistanais qui nettoient les rues ou que les nounous indonésiennes, ma seule plus value résultant du fait qu'ils pouvaient me crier des ordres dans leur langue maternelle, sans avoir à les répéter.
Donc j'ai recadré fermement les gosses comme je l'aurais fait pour des enfants de ma famille, certain que leurs parents, sans nécessairement être reconnaissants, comprendraient que c'est l'éducation de leurs enfants qui est en jeu.
Disons très simplement que ce ne fût pas le cas. Je fût immédiatement ré-assigné aux bagages, ce qui m'arrangeait très bien.
Dans le parking de l'hôtel (Mariott Champs Elysées), l'une des nounous, visiblement émue par l'épisode, prétexte avoir oublié un truc dans la voiture et m'attrape:
"S'il vous plaît ! Nous sommes esclaves, ils nous retiennent. On voudrait partir retrouver notre famille. Aidez-nous!"
Sur le coup, je n'ai pas trop réalisé ce qu'elle m'expliquait. En matière d'esclavage, j'en étais resté, ignorant, à la série avec Kunta Kinté et à deux/trois morceaux de rap conscient. Je croyais pas que c'était possible et je n'y ai pas cru tout de suite.
J'ai demandé au concierge, que je connaissais, le numéro des chambres et, faisant mine de monter un bagage, je suis allé voir. Il y avait deux draps parterre (pour les deux nounous) et les restes de repas, les vêtements des enfants jetés partout à travers les chambres (nettoyées par les dames du ménage 2 heures auparavant).
Je termine ma dispo de 12h, je passe les clés au chauffeur suivant et je rentre à la maison. Une fois qu'il a terminé le planning et le point avec tous les chauffeurs, papa rentre à la maison, rincé. On mange, on parle et je lui confie ce qui s'est passé. À peine avais-je commencé le récit qu'il me disait:
"Déjà vu".
Déjà vu?
"Oui, déjà vu. Ils envoient des recruteurs dans des pays musulmans d'Asie du Sud, pour aller chercher des jeunes filles qui vont devenir nounous. Ils promettent aux parents que leur fille aura une éducation, qu'elle sera traitée comme leurs propres enfants et qu'il leur sera versé un salaire mensuel pour leur aide. Leur fille viendra les voir aussi souvent que possible et tout se passera bien. Dans beaucoup de cas, c'est à peu près vrai. Les filles aident à la maison, elles sont traitées correctement, peuvent mettre des sous de côté et pour certaines, peuvent étudier. Sauf qu'il y a aussi beaucoup de cas où, dès qu'elles arrivent, on leur confisque leur passeport et, de fait, elles deviennent comme des esclaves, ne pouvant aller nulle part, utilisées par leur famille d'accueil pour supporter tout ce qu'ils ratent, sans parler de l'éducation des enfants.
Comme ton père, tu découvres cette réalité et comme ton père, tu te demandes ce qu'on pourrait faire pour les aider?"
Bah oui, on est des gens bien quand même, du moins on essaye. On peut pas laisser faire ça, papa !
"Non, on peut pas. Mais je te préviens, à chaque fois que j'ai essayé, ça a raté. Deux fois, les filles ne voulaient pas rentrer dans leur pays et, une fois perdues de vue et mal conseillées, elles ont fini par devoir se prostituer. D'autres fois, j'ai réalisé que les autorités étaient parfaitement au courant et que les pays d'origine, comme la France, 'toléraient' ces pratiques. Y compris au sein des hôtels de luxe. À la fin, j'ai fini par me décourager. Mais on peut essayer."
Sur conseils de mon père, on a fait un petit plan. J'ai prétexté avoir besoin d'une copie de tous les passeports (y compris des nounous, donc) pour faire la détaxe des dizaines de milliers d'euros de shopping. Avec cette copie et les infos que nous avaient donné les nounous, on a fait appel à une association culturelle de la même origine pour retrouver quelqu'un de leur famille, dans leur village.
Entre deux, elles ont pu les joindre et tout leur expliquer. J'étais vraiment encore un enfant: je croyais VRAIMENT que ça allait tout changer. Je croyais que l'ambassade de leur pays allait envoyer une équipe pour les récupérer et les rapatrier. Je croyais qu'elles allaient retrouver leurs parents et que ça allait servir d'alerte pour toutes les autres familles qui vivaient ça.
Mais en fait, rien.
Elles sont reparties avec leur "famille d'accueil". Tout le monde était déjà au courant et tout le monde cautionnait. Quand t'es dans la misère, la liberté ça ne veut pas dire la même chose. Alors si on doit y renoncer pour que nos parents et nos frères et soeurs puissent vivre autre chose, on dit quoi?
Je les imaginais dire ça en conjurant le sens de ces mots, mais ça ne réglait rien. Quelques temps plus tard, on apprenait qu'au Plaza Athénée, une femme avait elle aussi cherché à s'échapper. Ce sont les vigiles de l'hôtel qui l'ont rattrapée.
J'ai jamais oublié. Et je n'oublie pas, encore aujourd'hui, que l'esclavage est une réalité contemporaine. Des policiers me confient encore ce type de comportement et, pour le dire simplement, ce problème transcende toutes les appartenances, les origines et les nationalités avec une seule constance:
Ce sont toujours les plus vulnérables qui sont dominés.
Et l'impunité demeure.