18/04/2020
Rétro-Story
Aujourd'hui, Sandra Bechtel, auteure.
LE PRIX DE LA LIBERTÉ
J’ai eu la chance d’apprendre à écrire, gratuitement et comme il faut.
Écrire est direct devenu une fonction vitale, au même titre que manger, marcher, parler, dormir.
La question « à quoi ça sert » ne s’est pas posée. Ça servait à tout, clairement : à changer de niveau chaque année, à imiter Prévert pour la fête des pères, à m’autoriser en 2D l’expression de ce qui est tabou en 3D, à faire des mots d’absence/d’excuse/d’amour/de rupture, à faire des lettres de réclamation/remerciement/procédure/candidature, à ressusciter une relation en fin de vie ou en faire naitre une autre en gestation, bref à tout.
Dans chaque contexte, problématique ou virage, écrire était souvent [quasi toujours] l’outil de la situation. Un outil puissant d’existence - permettant de vérifier régulièrement la mienne noir sur blanc - voire une alternative de survie, dans un monde où parler peut blesser et se taire peut tuer.
Je l’ai su très tôt, sans savoir que je le savais.
Ce que je savais pas que je savais pas, non plus, c’était la dimension démente que prendrait cette pratique si instinctive. Souvent, j’avais l’impression qu’écrire [me] coutait : du temps, du courage, de l’orgueil, de l’espoir. Alors qu’en fait c’était « juste » le « juste » prix de ma liberté : celui du long long long voyage de cette part de moi emmurée.
Et à chaque fois, cette part fugitive a eu le dernier mot, préférant le stress d’une cavale au confort de ma planque.
La dernière fois que j’ai observé ça, c’était à peine trois semaines en arrière : le mercredi 25 mars 2020. #J9 de confinement
Alors que 3 milliards d’humains étaient en immobilité forcée [moi y compris], et que « oui probablement c’est le moment de me mettre en off et de souffler et de me dire que peut-être j’ai plus rien à dire ni à offrir et que j’ai juste à être puisque de toute façon tout le monde est en off donc ma disparition se remarquera pas et en plus ça me fera du bien la transparence et l’oubli et le repos et tout le bazar inverse de d’habitude », et bien je me suis au contraire retrouvée en simultané à quatre endroits de ce globe confiné : Lausanne [via mon dernier livre qui emménageait dans une librairie], Saint Pierre et Miquelon [via une itw en direct sur radio SPM], le cyber espace [via une cyber itw dans Le Littéraire], et le 91 [via ma vie dans mon peignoir d’où j’écris présentement]. Dément.
Ma cavale n’avait jamais été aussi légère, ma liberté n’avait jamais été aussi compacte.
C’était bien au-delà du ressenti … c’était juste de la traçabilité… de ces bouts de moi comme des astéroïdes en mission … et de ces bouts d’autres qui s’écrasaient en retour dans mes écrans. Un genre de poly-conversation longue distance, affranchie du contexte et des lois. Vraiment dément.
C’est ce 25 mars 2020 que j’ai eu le déclic : la seule chose que je faisais depuis toujours, c’était « simplement » maintenir intacte ma liberté.
Je dis « simplement » parce qu’en vrai c’est tout sauf simple. C’est même hyper galère globalement.
Et ça non plus je savais pas que je le faisais depuis toujours, avec toutes ces fois où je me suis égarée … vulnérable, insignifiante, démunie … dans ce vaste et obscur labyrinthe de liberté, au point de m’y sentir prisonnière.
En quoi consiste au fond cette liberté ? A exister faut croire, exister beaucoup, envers et contre tout, inconditionnellement, et surtout à ma manière : j’ai vu que, depuis toujours et en toute circonstance, écrire était le premier et le dernier recours.
Et que, si le goût et le sens des choses me quittaient [voire les choses elles-mêmes certaines années] au point de me laisser nue de l’âme du corps et du frigo, les mots eux restaient. Inexorablement.
Et, sans le savoir non plus [décidemment y a un max de trucs qu’on sait pas qu’on sait pas], je leur ai fait honneur en les accueillant, en les exploitant, en les apprivoisant, puis en les relâchant hors de ma [petite] condition d’humaine incarnée.
Je les ai toujours aimés, et j’ai toujours fait d’eux ce que j’aime.
« Dans la vie on fait pas toujours ce qu’on aime », bullsh*t !
Bien sûr qu’on fait toujours ce qu’on aime dans la vie SI on choisit toujours d’aimer la vie ! C’est même un réflexe de base: l’enfant fait toujours - d’abord - ce qu’il aime, et il a raison. C’est forcément ce qu’il sait faire de mieux. Ce qu’on aime est forcément ce qu’on sait faire de mieux. Forcément.
Cuire des cupcakes, dresser des insectes, faire de la pole dance ou construire des canapés virtuels, peu importe, pourvu que ce soit fun. Pourvu qu’on se sente vivant. Pourvu qu’on ait envie que toute la vie ressemble à comment c’est là, dans cette zone sans interférences où tout est à sa place à commencer par soi. Parce que c’est là qu’est la vérité. Et c’est là que la liberté ultime de soi-même s’émancipe «à tout prix».
Faire ce qu’on aime, c’est pas faire ce qu’on veut : c’est faire ce que la vie veut de nous.
La vie a clairement voulu de moi que j’écrive comme je respire [souvent en apnée], que ce soit utile [à moi et à d’autres], que ce soit puissant [en décollages et atterrissages], que ce soit instructif [en claques et en conscience]. Et d’une certaine manière, malgré les apparences, la vie a même voulu que ce soit Free Flex & Fun : elle m’a planté un décor favorable pour démarrer tôt, m’a envoyé toutes les situations les plus dingues pour pratiquer à fond, et m’a permis de continuer à le faire quand je pouvais plus rien faire d’autre. #amazing life
J’ai vu ça mercredi 25 mars 2020. C’était vraiment puissant.
J’ai senti le poids de mon pouvoir, mon pouvoir d’Auteure.
Ce pouvoir qui n’est lié ni au talent, ni à la notoriété, ni au capital bancaire ou au capital désir. Ce pouvoir qui est, en réalité, lié à la seule chose à laquelle je pensais ne jamais pouvoir accéder : la transgression de l’espace et du temps, ces deux paramètres à priori intransgressibles. La transgression par l’œuvre.
Majeure ou mineure, cotée ou gratuite, validée ou ignorée, l’œuvre s’en tape pas mal des codes des humains. L’œuvre vit sa vie d’œuvre, en défiant tous les systèmes de prévision.
Voilà ce que j’ai vu. Tellement puissant…Tellement.
Clouée depuis 34 jours à mon bureau – cet axe de doute et de solitude autour duquel mon œuvre se crée - j’assiste, immobile et dépassée, à la fugue de cette œuvre démembrée qui n’est déjà plus la mienne. C’est…c’est… pour une fois les mots me manquent.
C’est pas grave, puisqu’ils sont en train de voyager ailleurs, pendant que je les cherche ici.
Et quelques-uns du 25 mars 2020 sont là =>
http://www.lelitteraire.com/?p=58379ici&fbclid=IwAR3Z9KQZ8WFOt8EtMXSPLyLRCu3XtTPRDrlGfD9AEMNUVTycmo5h9NdveDg